« Tu dis vrai, répondit Morgoth. Je suis l’Ancien Roi : Melkor, le premier et le plus puissant des Valar, qui fut avant que le monde ne fut,, et qui fit le monde. L’ombre de mon dessin se projette sur Arda, et tout ce qui s’y trouve se soumet lentement et sûrement à mon vouloir. Mais sur tous ceux qui te sont chers, ma pensée pèsera comme un sombre brouillard fatidique, et elle les plongera dans les ténèbres et la désespérance. Partout où ils iront le mal règnera. Dès qu’ils parleront, leurs paroles seront de mauvais conseil. Tout ce qu’ils feront se retournera contre eux. Ils mourront sans espoir, maudissant et la vie et la mort... »

Honnêtement ? Il lui était assez difficile de garder un œil attentif à ses quelques mots, qui habituellement avaient le don de l'emporter si loin en Terre du milieu, qu'il en oubliait presque sa véritable existence. Et s'il lui était si difficile de rester attentif ou d'accorder un véritable sens à sa lecture aujourd'hui, c'était uniquement parce qu'à l'autre bout du terrain, se trouvait ce garçon - Eli Hale.

La simple idée de prétendre que celui-ci le laissait complètement indifférent - ou simplement d'essayer - était absurde. Sinon pourquoi serait-il là ? Pourquoi diable ferait-il - presque - semblant de lire un livre, qu'il affectionne pourtant, simplement pour pouvoir justifier sa présence ici si par "malheur" on en venait à lui poser la question. Lire au grand air... Comme s'il n'y avait que cette unique étendue d'herbe à l'alentour qui pouvait répondre à ce semblant d'attente.

(...)

Plus loin, le coach venait de siffler la fin de l'entraînement. Mais Eli ne semblait pas vouloir décamper de si tôt. Alors tout naturellement, il resta ancré à ce fichu gradin, si peu confortable qu'il en avait le fessier endolori. C'était affligeant. Mais il n'avait guère le temps d'y songer outre mesure, le regard furtif d'Eli venait de croiser le sien, juste avant que celui-ci ne se donne un coup avec sa propre cross. Amusé, par sa bêtise, il baissa instinctivement la tête pour sourire. Il devait bien se l'avoir, Eli était probablement le garçon le plus maladroit qu'il lui avait été donné de voir. Et aussi étrange que cela puisse paraître, la plupart du temps, il trouvait ça mignon.

Mais là, lorsqu'il releva la tête et qu'il le vit allongé au sol, il fut pris de panique. S'était-il réellement assommé tout seul ? Ne peut-il s'empêcher de se demander alors qu'il eût quitté les gradins avant même que son cerveau ne lui ait véritablement demandé de le faire.

- Dans ce cas, tu vas devoir te trouver un autre bourreau. Je n'ai pas l'intention de t'achever. Not today. Rétorqua-t-il, l'air espiègle, mais soulagé de constater qu'il faisait juste l'étoile de mer. Visiblement, il s'était inquiété pour rien, mais quelque chose en lui l'avait indéniablement poussé à vouloir s'en assurer de lui-même.

- Il semblerait que tu aies manqué ta vocation, tu ferais merveille au théâtre. Sourit-il.

Il n'était pas rare que Cardan se laisse ainsi guider par son instinct, mais il n'aimait pas beaucoup que celui-ci soit influencé par la crainte et/ou la précipitation. Cela n'engendrait, en règle générale, rien de bon, il le savait. D'autant plus que celui-ci l'avait finalement trompé. Eli n'avait rien. Et bien qu'il fut soulagé de le constater, il ne comprenait pas nécessairement cette drôle d'idée qu'il avait eue de s'étaler ainsi dans l'herbe, juste après s'être cogné. De loin, cela avait nettement porté à confusion... Ou alors, il s'était simplement emballé un peu trop parce qu'il s'agissait d'Eli ? Ce qui en soit, n'était pas une idée si impensable que ça, quand on savait qu'il en pinçait "un peu" pour lui.

Néanmoins, cette désinvolture avait au moins eu le mérite de le faire venir jusqu'à lui et de pouvoir, enfin, entamer le début d'une vraie conversation.

- Je connais ton nom Eli, notamment pour avoir entendu Finstock le hurler une bonne dizaine de fois, rien qu'aujourd'hui.

Cardan le regarda ensuite tapoter doucement l'herbe qui reposait sagement sous sa main qui s'agitait.

Une invitation, vraiment ?

Agréablement surpris, il n'allait certainement pas laisser passer cette chance de passer un moment en sa compagnie. Il n'aurait peut-être pas d'autres occasions, à l'avenir de le côtoyer d'aussi près et de, peut-être, en apprendre davantage à son sujet.

- Le Silmarillion, de Tolkien. C'est ce que j'essayais de lire avant d'avoir imaginé que tu avais réussi à t'assommer avec ta cross. Expliqua-t-il, facétieux.

- Tu priverais le monde d'une telle comédie ? Tragique en effet. Ironisa-t-il à son tour, répondant volontiers à ses facéties. Se laissant, dans le même temps, gagner par un amusement certain. Puis, il le vit grimacer. Durant l'ombre d'un instant, Cardan s'était demandé ce qui avait bien pu tordre son joli petit minois avant de réaliser que cela était probablement de son fait.


Lui soufflait toujours Sunny - ou du moins, lorsqu'il était gamin. Non pas qu'il avait une fâcheuse tendance à faire usage du mensonge durant le cours de son enfance, mais quel enfant sur Terre pouvait seulement prétendre ne jamais avoir menti ? Sachant que le fait d'omettre quelque chose, était, en soi, d'ores et déjà considéré comme étant un mensonge aux yeux de son père d'adoption... Et s'il y songeait en cet instant, c'était uniquement parce qu'il se sentait un peu coupable, dans le fond, d'avoir dit à Eli qu'il connaissait son nom, "notamment pour avoir entendu Finstock le hurler une bonne dizaine de fois, rien qu'aujourd'hui." Ce qui, en soi, n'était pas totalement faux, et même un fait avéré. Mais, la vérité, c'était qu'il avait eu connaissance de son nom d'une tout autre façon et ça, il s'était bien gardé de le lui dire - pour l'instant.

- Ne t'excuse pas pour si peu, il n'y a pas mort d'homme. Le rassura-t-il en ne pouvant s'empêcher de penser que, ce fut finalement, grâce à sa maladresse légendaire, qu'ils parvenaient enfin à échanger plus de deux mots tous les deux. Alors, pour sa part, Cardan ne condamnait point le fait qu'il soit un "danger public" - d'autant que, par ailleurs, il ne l'avait jamais considéré comme tel, mais plutôt comme un garçon un peu rêveur ayant constamment, ou presque, la tête ailleurs. Mais n'est-ce-pas là la définition même d'un rêveur ?

- Bon sang, tu es chaud... Eh, je veux dire, il fait chaud !

L'insulte qu'Eli bafouilla à son encontre à la suite de ses quelques mots, suivis de très près par un petit coup qu'il vient taper sur le haut de son front, fit sourire Cardan, mais, dans l'espoir de ne pas l'accabler davantage, il baissa légèrement la tête et fit mine de ne pas avoir compris son petit cafouillage.

- Alors, tu bois ?
À cette question, Cardan fronça légèrement les sourcils. Où voulait-il en venir exactement ?
- Euh, je veux dire, ça te dirait de me boire ?
Tant bien que mal, Cardan essaya d'étouffer un rire. Il craignait que s'il le laisse sortir, qu'il devienne vite incontrôlable et il aurait sûrement autant détesté le fait de se donner ainsi en spectacle que de laisser Eli supposer qu'il n'en avait rien à faire de ce qu'il essayait de lui dire, alors que ce n'était pas du tout le cas. Bien au contraire, il le trouvait vraiment mignon - et ceux, même lorsqu'il s'emmêlait les pinceaux.
- (...) est-ce que ça te dirait d'aller boire quelque chose avec moi ?
- Eli ?
- Un jour...
- Eli ?
- Quand tu es disponible...
- Et pourquoi pas ce soir ? Se surprit-il tout à coup à lui demander. Mais bien que surpris, il n'était pas mécontent d'avoir enfin recours à on ne peut plus d'audace.

Cardan n'était pas du genre à agir sans réfléchir, mais depuis le temps qu'il observait ce garçon, il était peut-être grand temps - en effet - d'agir ? Et puis, Eli semblait visiblement du même avis que lui - à moins que, de son côté, il ne s'emballât on ne peut trop et qu'il était littéralement en train de se fourvoyer sur les réelles intentions de ce dernier ?

Pris au dépourvu par le cours de ses réflexions, Cardan senti sa poitrine se serrer au même rythme que le doute s'insinuait dans son esprit. Il était fou de voir à quel point un simple "Et si..." pouvait être redoutable.


Ou quoi ?! Hurla finalement la petite voix de sa conscience, exaspéré par tant de questionnements et craignant, probablement, toute une salve de nouvelles interrogations si elle ne l'arrêtait pas sur le champ. Eh puis, pourquoi diable redoutait-il tant la réponse qu'Éli allait lui donner ? Puisque, de toute façon, il le ferait et que, favorable ou non, il aurait au moins le mérite d'être fixé. Mais il l'appréhendait, car à elle seule, elle avait le pouvoir de faire taire le moindre de ses doutes ou, au contraire, de les accentuer un peu plus. Au fond, c'était peut-être ça qui l'effrayait plus que tout le reste ?

L'hésitation d'Éli, dans les propos qu'il tentait de formuler, le ramena à la réalité, ou si peu. L'incertitude qui émanait de lui était presque palpable, au même titre que l'inquiétude qui semblait le ronger autant que le doute grandissait dans l'esprit de Cardan. Allait-il réellement se prendre un vent sur cette pelouse inconfortable et qui, en plus, allait finir par lui filer des démangeaisons ? Puis la sentence tomba enfin et ô combat, il fut soulagé de constater que s'il paraissait si hésitant sur l'instant, c'était uniquement parce qu'il essayait – tant bien que mal – de savoir si cette sortie était, oui ou non, un date. Mais avant même que Cardan n'ait eu le temps de lui répondre quoi que ce soit, il s'était maladroitement emporté dans un monologue mêlant à la fois excuses, horaire, point de rendez-vous et tout un tas d'autres choses qui le fit sourire. Il n'y avait qu'Éli pour s'emporter de la sorte et avoir l'air aussi mignon.

— Désolé, ça me rend tellement... Nerveux...
— Ne t'excuse pas, jamais.
Et pour être honnête, je le suis aussi.

Eut-il envie d'ajouter, mais il n'était pas vraiment du genre à se dévoiler autant et si vite. Mais peut-être aurait-il dû, ne serait-ce que pour le rassurer un peu ? Au lieu de quoi, il se surprit finalement à laisser ses doigts glisser sur l'herbe pour aller trouver ceux d'Éli...

— Va pour 20 h. On se retrouve directement là-bas, ou tu préférerais que je vienne te chercher ?

Questionna-t-il, l'air de rien, alors qu'il entrelaçait franchement ses doigts aux siens. Le regard tourné vers le ciel, il eut presque envie de s'affaler sur l'herbe, comme Éli l'avait fait un peu plus tôt, mais il savait qu'il risquerait d'amèrement le regretter. Alors, il demeura là un moment, en silence. Attendant un retour. Puis, il ajouta :

— Au fait, Éli, si tu avais encore un doute... Il s'agit bien d'un rencard.